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Les dix questions que pose la remontée des taux

il y a 2 ans
Aux Etats-Unis, le taux à 10 ans est passé en quelques semaines de 1,50 % à 2,70 %. Une flambée alimentée par l'inflation et les perspectives de resserrement de la politique monétaire. Les conséquences de cette remontée abrupte dépassent largement le marché de la dette américaine. Et suscitent de nombreuses interrogations.

Les semaines passent et une évidence s'impose aux investisseurs. Ils ont probablement sous estimé l'ampleur de la remontée des taux d'intérêt. Le rendement des Bons du Trésor américains à 10 ans, repère central pour les marchés mondiaux, s'est envolé ces derniers jours. A 1,50 % en début d'année, il a dépassé 2,80 % lundi soir, avant de refluer vers 2,70 % après des chiffres d'inflation élevés mais conformes aux attentes. Ils sont ainsi déjà au niveau auquel les voyaient les économistes à la fin de 2022. Tour d'horizon des principales questions posées par une telle remontée des taux.

1- Est-ce un changement d'ère sur les marchés ?

Cette remontée abrupte est au centre des préoccupations des investisseurs. Pour cause, la valorisation des actifs financiers correspond bien souvent à une actualisation des revenus futurs. Ainsi, lorsque les taux montent, les Bourses mondiales, la dette des pays émergents ou encore les obligations émises par les entreprises sont sous pression. « Le marché obligataire américain n'avait jamais subi une correction trimestrielle aussi forte. Entre janvier et mars, il a perdu 5,4 % », commente ainsi Franck Dixmier, responsable mondial de la gestion obligataire chez Allianz GI. Pour les professionnels de la finance, c'est un véritable changement de paradigme. Ils sont davantage habitués à évoluer dans un environnement de baisse des taux que de hausse. Surtout, ils naviguent dans le brouillard. L'inflation a des causes multiples. A l'excès de demande sur l'offre lié à la sortie de la crise sanitaire se sont ajoutés d'autres chocs inflationnistes difficiles à quantifier. « L'inflation des prix de l'énergie et des prix alimentaires devrait durer. Quant au passage de la mondialisation extrême à la régionalisation, il alimentera la hausse des prix », poursuit Franck Dixmier. De quoi expliquer le virage sur l'aile opéré par les banques centrales depuis la fin de l'année dernière.

2- Les banques centrales sont-elles condamnées à accélérer le mouvement face à la hausse de l'inflation ?

Le chiffre d'inflation aux Etats-Unis pour mars a de nouveau franchi un record, 8,5 % sur 12 mois. En Europe, il a également touché un plus haut historique, à 7,5 %. Les banques centrales n'ont donc guère le choix. En retard dans le combat contre la hausse des prix - en novembre dernier encore, elles présentaient l'inflation comme un phénomène transitoire - elles doivent frapper fort. La Réserve fédérale, notamment, affiche un ambitieux programme de hausse de ses taux directeurs. Ils devraient évoluer en fin d'année dans une fourchette de 1,75 %-2 % contre 0,25 %-0,50 % actuellement. Une vitesse quasiment jamais vue. Pourtant, souligne Stéphane Déo, directeur de la stratégie de marchés chez Ostrum, ce ne sera pas suffisant pour véritablement faire baisser l'inflation. Il faudrait pour cela que les taux de la Fed atteignent 9,8 %, ce qui aurait des conséquences lourdes pour l'économie. En zone euro, le mouvement est également engagé, mais il sera plus lent.

3- Quelle stratégie va adopter la Fed ?

Lors de sa dernière réunion de politique monétaire, la Fed a montré sa volonté d'aller plus vite dans le resserrement de sa politique monétaire, déclenchant la récente flambée des taux américains. Pour les marchés, les jeux semblent faits. « Nous nous attendons à un relèvement de 50 points de base [au lieu de 25 pb habituellement, NDLR] lors de la réunion de mai, et d'autres hausses de la même ampleur en juin et éventuellement en juillet », anticipe Franck Dixmier. En parallèle elle devrait commencer à réduire son bilan, c'est-à-dire arrêter de réinvestir les montants issus des obligations de son portefeuille arrivées à échéance. Voire, si cela ne suffit pas, vendre des titres sur le marché. L'objectif est de retirer 1.100 milliards de dollars par an à un bilan qui a tutoyé les 9.000 milliards de dollars après la crise du Covid. Ce qui pourrait, à moyen terme, faire bondir le taux américain à 10 ans de 100 à 150 pb.

4- La Fed peut-elle durcir sa politique monétaire à un tel rythme sans faire dérailler la croissance ?

Pour tenter d'apaiser les tensions inflationnistes, la Réserve fédérale dispose de peu d'outils. Elle joue principalement sur le niveau des taux d'intérêt : plus ils sont élevés, plus il est difficile pour les entreprises et les ménages de se financer, ce qui pèse sur la demande finale. L'effet est indirect et prend du temps pour se refléter dans l'économie réelle. Pour la Fed, le chemin est étroit. Si elle va trop vite, elle pourrait causer une récession. Mais si elle n'en fait pas assez, l'inflation pourrait s'ancrer à un niveau durablement élevé alors que la croissance ralentirait fortement, avec le risque de se retrouver dans un contexte de « stagflation ». La Fed est bien consciente de ces dangers, mais sa priorité est aujourd'hui de combattre l'inflation. Les taux d'intérêt sont un « outil brutal » qui causera forcément des « dommages collatéraux », a ainsi reconnu Christopher Waller, membre du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale américaine. S'il y a peu de doute que le resserrement de la politique monétaire américaine pèsera sur la croissance, le marché hésite encore entre anticiper un atterrissage en douceur ou une véritable récession.

5- Pourquoi les Bourses mondiales pourraient souffrir ?

Les marchés actions ont profité ces dernières années de la faiblesse des taux d'intérêt et de l'abondance des liquidités déversées dans le système financier via les programmes d'achat d'actifs des grandes banques centrales. Lorsque les taux sont faibles, les investisseurs ont tout intérêt à se reporter sur les actions. Les stratèges de marché parlent d'effet « TINA » : il n'y a pas d'alternative. Avec la remontée des taux de rendement obligataires, les investisseurs pourraient revenir sur les obligations au détriment des actions. Un autre danger vient de la valorisation élevée des actions. Plus les taux sont bas, plus la valeur actuelle des profits futurs augmente. La baisse continue des taux ces dernières années a donc soutenu les cours des actions, en particulier des valeurs de croissance comme la tech.

6- Pourquoi la tech et le luxe souffrent plus que d'autres de la remontée des taux ?

A Wall Street, l'indice Nasdaq à forte coloration technologique a déjà chuté de 10 % cette année, ce qui correspond à plus de 1.000 milliards de dollars de capitalisation effacés. Si la remontée des taux se poursuit, cette correction pourrait s'accélérer. L'Europe boursière a un profil moins tourné vers la tech, mais elle n'est pas pour autant immunisée. Certains secteurs chèrement valorisés peuvent aussi souffrir de la hausse des taux, à commencer par le luxe, principal moteur de la Bourse de Paris.

7- Quelle contagion sur les taux européens ?

Depuis le début de l'année, les taux américains ont entraîné les taux européens dans leur sillage haussier. Pourtant, la situation de l'économie des deux côtés de l'Atlantique n'est pas la même. Notamment en ce qui concerne la nature de l'inflation, issue d'une surchauffe de l'économie domestique aux Etats-Unis, alors qu'elle est beaucoup plus « importée » en zone euro, car très liée à la flambée des prix de l'énergie. Mais c'est la conséquence du rôle central joué par le marché des Treasuries dans l'univers obligataire global. Par effet de contagion, les taux américains donnent le « la » aux autres taux. C'est le cas en Europe. « Dans le même temps, le rendement des Treasuries à 10 ans a progressé de 150 points de base, et celui des Bunds allemands de même maturité a grimpé de 90 points de base, soit une corrélation de 70 % », souligne Franck Dixmier.

8- Dans quelle mesure cela renchérit-il le financement des entreprises ?

Jugés sans risque, les taux d'emprunts des Etats constituent un plancher en dessous duquel les prêts aux sociétés ou les rendements des émissions obligataires « corporate » ne peuvent pas descendre. La flambée des rendements d'Etat va donc s'accompagner d'un renchérissement mécanique du financement pour les sociétés. En outre, un certain nombre d'investisseurs qui étaient allés chercher le rendement offert par les obligations d'entreprises dans un univers de taux souverains faibles vont à terme se détourner de ce marché pour revenir vers la dette d'Etat. Néanmoins, le péril n'est pas imminent. Les entreprises sont globalement saines et ont réussi à dégager de fortes marges. De plus, elles ont profité des conditions de financement exceptionnelles d'avant la hausse des taux pour renforcer leur trésorerie. Elles peuvent donc attendre plusieurs mois avant de se refinancer.

9- Quelle trajectoire pour le dollar en cas de remontée des taux ?

Le consensus des économistes et stratèges établi par l'agence Bloomberg anticipe un recul global du dollar cette année de 2,5 % à horizon de septembre et près de 4 % en fin d'année. L'euro, sous 1,09 dollar, grimperait à 1,12 dollar dans 5 mois et 1,13 fin 2022. La Réserve fédérale va certes remonter ses taux mais elle va courir derrière une inflation bien plus élevée, à 8,5 % en mars, qui va pénaliser la valeur du billet vert. Les marchés anticipent un relèvement des taux de la Fed de 225 points de base d'ici à la fin de l'année. « Aux Etats-Unis, la nouvelle génération, citoyens et décideurs, n'est pas prête à accepter un nouveau Paul Volcker [NDLR : le gouverneur de la Fed qui releva fortement les taux au début des années quatre-vingt pour lutter contre l'inflation]. Pour la Fed, une inflation de 8 % semble se décomposer en une composante structurelle à 3 % et une composante transitoire de 5 % », estime Stephen Jen, stratège chez Eurizon SLJ Capital. En 1994, le doublement des taux d'intérêt en 12 mois avait provoqué un krach obligataire retentissant et un plongeon du dollar. Une crise qui est restée dans toutes les mémoires et qui pourrait inciter la Fed à une certaine retenue.

10- Faut-il avoir peur de l'inversion de la courbe des taux ?

Début avril, la courbe des taux américaine s'est inversée. Autrement dit, les taux américains à deux ans ont dépassé les taux à 10 ans. Une anomalie, puisqu'il revient habituellement plus cher d'emprunter sur une période plus longue. Les investisseurs estiment donc qu'il est plus risqué de prêter à l'Etat à court terme qu'à long terme. Or, historiquement, lorsque cette double inversion a eu lieu, l'économie américaine est entrée en récession l'année suivante. Mais, tempère Stéphane Déo, « cette fois-ci, l'inversion de la courbe doit beaucoup au fait que les anticipations d'inflation par le marché sont, pour de très bonnes raisons, très inhabituelles ». L'inflation devrait en effet rester forte dans les prochains mois, avant que l'action de la Réserve fédérale ne la fasse redescendre. Il ne faut donc pas surinterpréter ce mouvement de taux. Même si, plus largement, tout danger de récession n'est pas écarté pour l'économie américaine.

Author : NESSIM AIT-KACIMI

©right; Les Echos 2022

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